13 janvier 2014

Une noce

La presentosa en argent
des Abruzzes.
Photo de l’auteur.
Il n’y a plus personne pour se souvenir des détails du mariage de mes arrière grands-parents. Emiddio l’a sûrement entendu raconter au cours des années. Cristina, sans doute, a parlé de l’événement avec ses filles. Peut-être leur a-t-elle montré la presentosa: elle l’a sortie du tiroir où elle conservait ce genre de souvenirs, a défait le papier ou le mouchoir qui l’enveloppait, et a présenté à ses filles, sur la paume de sa main, le plus traditionnel des cadeaux de noces, offert par la famille du marié: l’étoile d’or ou d’argent, à nombreuses branches en pointe, portant en son centre les coeurs des amoureux.

Une femme de Molise dans
costume de mariage traditionnel.
De Paysan Art en Italie (1913)
par Charles Holme.
Domaine public.
Elle a dû leur raconter comment ses « dames d’honneur » l’ont habillée – toutes étaient des dames, car la présence de femmes non mariées ou de jeunes filles n’était pas autorisée. Elle a dû leur dire comment elles lui ont d’abord passé la chemise de lin blanc, ornée de dentelles du nord de l’Aquila, puis le corsage noir, le comodino, porté comme un gilet, tissé dans le village de Pescocostanza ou à Scanno, brodé de fils d’or et bordé d’un ruban bleu ciel. Puis les longues manches, elles aussi brodées d’or, ont été attachées au comodino. Les matrones ont ensuite drapé autour d’elle la jupe plissée en laine, la casacca, qui touchait presque le sol, elle aussi brodée d’or et bordée de ruban. Sur la jupe, on a ajouté la mantera, comme un tablier, formant à la taille un rabat pour mettre en valeur les broderies finement ouvragées. Autour de son cou, des chaînes d’or, un rosaire, et enfin la presentosa. Après l’avoir parée de pendentifs en or, on a posé sur sa tête la coiffe de tissu rouge, la tovaglia, brodée et bordée de dentelle, pliée et épinglée de façon à retomber sur ses épaules. Ses dames d’honneur, vêtues de la même façon pour tromper les mauvais esprits, se sont reculées pour la regarder. Jamais plus au cours de sa vie Cristina ne bénéficierait de tant d’attention et d’admiration.

Fleurs sauvages dans la Valle Fiorita.
Photo de l’auteur.
C’était en mai 1883 dans les Apennins: l’air était vif et clair, les feuilles renaissaient sur les arbres et les vallées se couvraient de fleurs champêtres, surtout dans la haute vallée Fiorita, dans les montagnes qui dominent Pizzone, où restaient encore des plaques de neige, trouées de touffes d’herbe nouvelle et ça et là, de quelques crocus violets. La fonte des neiges alimentait des torrents glacés qui traversaient le fond de la vallée, et formaient dans les creux des mares, elles-mêmes blanches de fleurs. Cristina était la deuxième des filles de Pasquale et Felicita à se marier. Sa sœur ainée Francesca s’était mariée deux ans auparavant et avait maintenant un fils.

Une rue dans Pizzone.
Photo de l’auteur.
C’était un dimanche, domenica, le jour le plus faste. Deux semaines avant, après la messe, on avait publié les bans sur la minuscule place devant la porte de San Nicola, comme le veut la coutume. Le jour des noces, au milieu de l’après-midi, la famille de Cristina, grands-parents, parrain et marraine, oncles, tantes et cousins, s’est rassemblée dans la maison de ses parents. Ils se sont attroupés dans la ruelle étroite et ont attendu que le marié et sa famille arrivent de San Vincenzo. Carmine, avec ses parents, Michele et Angelamaria, et d’autres membres de la famille, ont rejoint la foule grandissante pour commencer la procession jusqu’à l’église.

Une rue dans Pizzone.
Photo de l’auteur.
La noce est passée dans les rues de Pizzone: quelques-unes étaient à peine des ruelles où la neige s’entassait pendant les mois d’hiver, mais la plupart longeaient les maisons des voisins, dont certains se tenaient sur le seuil de leur porte ou regardaient de leur balcon. Peut-être a-t-on fait pleuvoir sur le couple des grains de blé, de sel, ou même des miettes de pain, symboles de fertilité, d’abondance et de chance. En travaillant dans les champs ou les vergers, en gardant les quelques moutons que sa famille possédait, Cristina portait des sandales, haut lacées sur ses mollets pour maintenir les bandes de coton blanc qui protégeaient ses chevilles et le bas de ses jambes des épis, des branches et du froid. Mais ce jour-là, elle portait certainement des souliers qui, pendant la procession, ont dû lui sembler malcommodes, et parfois glissants sur les pavés des ruelles escarpées.

Le campanile de San Nicola.
Photo de l’auteur.
Après avoir tourné un dernier coin de rue, ils ont vu le campanile de San Nicola, et la porte d’entrée de l’église, grande ouverte. Peut-être qu’un nœud et un ruban bleus décoraient le linteau et que l’église était ornée de fleurs cueillies dans la vallée. Carmine et Cristina se sont mis à genoux, à l’endroit même où tant d’autres couples avant d’eux l’avaient fait, depuis plus de 500 ans, et ils ont prononcé leur serment.

Ils sont retournés dans la maison où Cristina était née et avait vécu ces dernières 18 années. La famille et les amis proches sont entrés pour dîner, tandis que les autres se rassemblaient à l’extérieur. On avait rôti un agneau sur la braise. Il devait y avoir aussi des viandes séchées, des plats de légumes et de pâtes, ainsi que des pâtisseries et des gâteaux. On a passé à ceux qui étaient dehors nourriture et boissons − du vin rouge pétillant et des liqueurs sucrées, parfumées d’herbes, basilic ou fenouil. Cristina a dû distribuer à tous les participants les amandes enrobées de sucre appelées bomboniere pour qu’ils les emportent chez eux. Un musicien jouant de la cornemuse locale, la zampogna, fabriquée dans le village voisin de Scapoli, couvrait la musique de l’organeto − semblable à un concertina − peut-être celle d’un tambourin, appelé tamburello, et de la chitarra battente, la « guitare battante » utilisée pour marquer le rythme. Les échos de la spallata molisana, et de la tarantella, deux danses descendant du saltarello romain, ont dû résonner à travers les montagnes environnantes tandis que la nuit tombait. La spallata, qui signifie littéralement « pousser avec l’épaule » était parmi les danses les plus populaires, et on la dansait traditionnellement lors des mariages, ici dans le Molise, dans le nord des Abruzzes et dans toutes les régions ayant autrefois appartenu au peuple samnite. La fête avait duré jusqu’à ce que le ciel pâlisse au-dessus des montagnes, à l’approche de l’aube. Peu à peu les invités étaient retournés chez eux en flânant, bras dessus, bras dessous, pour dormir.

Quelques jours après, le couple a rejoint les parents de Carmine, Via Centrale, à San Vincenzo. Presque tout de suite, Cristina s’est trouvée enceinte d’Emiddio. L’année suivante a été difficile. Un séisme catastrophique, centré sur le Golfe de Naples, a causé de graves dommages dans l’Italie du sud. Puis, en 1884, dans les mois qui ont suivi la naissance d’Emiddio, une épidémie de choléra a fait des milliers de morts. Carmine et Cristina possédaient à présent une petite terre. Deux autres enfants étaient nés: un fils, Vincenzo, en 1886, et une fille, Maria Assunta, en 1887. Jusque là, Dame Fortune s’était montrée clémente. Au moins, ils avaient survécu. Mais bientôt, ils allaient tenter leur chance, convaincus qu’un avenir meilleur les attendait. L’attrait de l’America devenait irrésistible pour beaucoup de Molisani, et pour les Italiens en général. Bientôt, Cristina et Carmine, après bien d’autres, quitteraient leur village pour gagner d’abord la France, puis le grand port d’ Anvers. Un bateau de la Red Star Line, le SS Rhynland, les y attendait.

* * * 

Voici les vidéos des danses et de la musique visées ci-dessus.




12 janvier 2014

San Vincenzo al Volturno 1857


L’étroite route qui mène de Pizzone à Castel San Vincenzo parcourt 4 kilomètres à travers le fond de la vallée jusqu’à une arête rocheuse qui longe les pentes inférieures du mont Vallone. Avant 1928, Castel San Vincenzo était constitué de deux villages: le premier, construit au sommet de l’arête sur d’anciennes fortifications, était Castellone – ou Castellum, comme le rapporte le Chronicon Vulturnense médiéval− le second, un peu plus bas, était San Vincenzo al Volturno.

Castel San Vincenzo avec le Mainarde derrière.
Photo de l’auteur.
Pendant la période romaine, ces terres étaient appelées le Samnium, du nom des Sanniti ou Samnites, farouche tribu italique qui habitait cette région depuis des siècles, et contre lesquels les Romains livrèrent trois guerres. La présence des Sanniti est encore sensible dans le nom de certains lieux comme Civitanova del Sannio ou Mirabello Sannitico, dans des sites archéologiques tels que le temple et le théâtre mis au jour à Pietrabbondante, ou les murs cyclopéens à Colli a Volturno, et dans la passion de la population pour son histoire.

Au-dessous de Castel San Vincenzo se trouve la plaine de Rocchetta qui, depuis l’époque d’Auguste, avait été le site de villas et de domaines agricoles, certains probablement reliés aux familles influentes des environs d’Isernia, capitale provinciale autrefois et aujourd’hui encore. Selon le Chronicon, l’empereur Constantin, voyageant dans les Apennins, s’était arrêté là, dans une région densément boisée, pour se reposer dans la fraîcheur des ombrages. Après un repas copieux, il s’était endormi et avait eu la vision de trois saints qui lui avaient ordonné de construire un oratoire là, en ce lieu de bêtes sauvages et de solitude. L’oratoire de Constantin, oublié dans cette région reculée, serait redécouvert trois siècles plus tard par trois nobles venus de Benevento, au sud. Ils sont connus sous les noms de Paldo, Tato et Taso, et ils allaient choisir ce lieu pour construire leur abbaye, qu’ils consacrèrent à Saint Vincent, le diacre espagnol martyrisé sous le règne du grand-père de Constantin, l’empereur Dioclétien, pendant la dernière et la plus sanglante des persécutions contre les chrétiens.

La plaine Rocchetta vu de Castel San Vincenzo.
Photo de l’auteur.
L’abbaye, près de la source de la rivière Volturno, deviendrait San Vincenzo al Volturno. Avec Paldo comme premier abbé et grâce aux terres généreusement accordées par la noblesse de Benevento, elle allait acquérir dans les années suivantes une grande influence, et rivaliser avec la grande abbaye du 6° siècle, construite près de Monte Cassino; elle reçut même Aitsful, puis Desiderius, les rois lombards dont la tribu s’était installée dans cette région 200 ans auparavant. La victoire des Carolingiens, cependant, ne bouleversa pas l’ordre social établi par les Lombards. Elle le soutint au contraire, et entraina une renaissance technique et culturelle. L’Eglise y prit une part importante, et en conséquence, San Vincenzo devint un centre d’érudition et de pouvoir politique dans le monde médiéval.

L’Abbé Epyphanius, detail de la 
fresque de la Crypte d’Epyphanius. 
Le halo carré indique qu’il était 
vivant à l’époque où cela a 
été peint.
Photo de l’auteur.
En 824, quand l’Abbé Epyphanius prit ses fonctions, San Vincenzo était à son zénith. Epyphanius mena à leur terme les grands travaux commencés par ses prédécesseurs, avec la construction de la basilique San Vincenzo Maggiore au cœur de la cité monastique. Mais des temps difficiles allaient venir. Après avoir survécu à un violent tremblement de terre en 847, San Vincenzo fut pillé et brûlé en 881 par un groupe de Berbères. Les moines défendirent l’abbaye. Des centaines furent tués, selon le Chronicon, et avant d’être submergés, les survivants s’enfuirent à Capoue. Trente cinq ans passeraient avant qu’ils reviennent et commencent à reconstruire.

A la fin du 10° siècle, de nombreuses abbayes étaient en ruines, y compris San Vincenzo Maggiore. L’abbaye avait perdu beaucoup de ses terres, données en location aux nouveaux arrivants. Le Chronicon a enregistré un bail de 39 ans accordé en 945 par l’Abbé Leo à quatre hommes: Lupus, fils de Teudosus; Petrus, fils d’ Yselbertus; Adelbertus, fils de Flora; et Adus, fils de Leopardus. C'est ce qu'avait établi la charte pour Castro Samnie, le passé samnite reconnu dans le nom donné à ce village qui deviendrait Castel San Vincenzo. Au siècle suivant, une nouvelle abbaye fut construite sur l’autre rive du Volturno, de l’autre côté du pont en dos d’âne, qui existe toujours, appelé le Ponte della Zingara, le Pont de la Bohémienne. Les ruines de l’ancienne abbaye servirent de matériaux de construction.

La Vierge Marie, Reine de la
Crypte de Epyphanius.
Photo de l’auteur.
Au cours des siècles suivants, l’ancien site serait recouvert, sa localisation exacte perdue. Jusqu’au 8 mars 1832, où la crypte d’Epiphane fut retrouvée par hasard sous une grange appartenant à Domenico Notardonato, qui en informa immédiatement le prêtre. En regardant par une petite ouverture rectangulaire, le prêtre vit que la crypte était en partie envahie de terre, mais, dans l’obscurité, on pouvait distinguer les couleurs ternies des fresques qui couvraient les murs. Ce n’est qu’à la fin du siècle qu’on entra dans la crypte et que la beauté des fresques byzantines fut révélée.

C’est dans ce monde-là que, le 17 juillet 1857, sur la Via Centrale, après le pont du 12° siècle nommé le Portale San Filippo, naquit mon arrière grand-père, Carmine Di Julio, père d’Emiddio, de Michele Di Julio et de sa femme Angela Maria Concetta Vacca. En quatre ans, le monde allait changer pour le petit Carmine. Alors que débutait la décennie de l’unification italienne, ou Risorgimento, l’ancien système féodal qu’avait connu son père commençait à disparaître. De nouveaux défis se présentaient à ce peuple de la Terra di Lavoro, pour qui l’annexion fut ressentie surtout comme une conquête et une colonisation par le nord. Outre la faim et la perte de leur terre, ils subirent les brigante, des bandits qui n’avaient rien à perdre et allaient hanter les collines dans les années suivantes, occupant Castellone et San Vincenzo deux fois dans la seule année 1861.

Portale San Filippo, Castel San Vincenzo.
Photo de l’auteur.
Sur le plafond voûté de la Crypte d’Epiphane, par la petite ouverture, on arrivait à voir des dessins. Je pense à mon arrière grand-père. J’imagine l’adolescent qui, peut-être, est venu à cet endroit avec d’autres garçons du village –ou peut-être seul, au coeur de la nuit, pour relever un défi et s’affirmer. J’essaie de voir ce qu’il a vu, d’entendre ce qu’il a entendu, de sentir les odeurs portées par la nuit. J’espère ainsi combler le gouffre, effacer la distance des années pour revenir vers cet homme que je n’ai jamais connu mais dont l’essence coule dans mes veines. Quelques années plus tard, Carmine a épousé la jeune fille à Pizzone, de l’autre côté de la vallée. Ensemble, ils ont commencé une nouvelle vie, Via Centrale. Comme d’autres jeunes gens du village, ils voulaient mieux − pour eux-mêmes et leurs enfants. Ils ont économisé tout l’argent qu’ils pouvaient. Ils ont fait des projets avec les autres, et ensemble, ils ont réservé leur traversée. Etre nombreux donne du courage. Et ensemble, ils ont traversé l’Atlantique jusqu’au Nouveau Monde.

Pizzone 1865


Pizzone.
Photographie par Alfonso Notardonato.
Maria Cristina Di Benedetto, mon arrière grand-mère et mère d’Emiddio, est née le 4 avril 1865 à Pizzone, un village du 10° siècle, entouré par les monts La Mainarde et Meta, dans le Molise, une petite région montagneuse d’Italie, à une centaine de kilomètres au sud est de Rome.

Sa naissance a été enregistrée au bureau du Stato Civile de Pizzone, qui a noté qu’elle a été présentée par son père, Pasquale, et que sa grand-mère paternelle, Francesca Di Vito, était témoin. Le Sindaco, le maire de l’époque, a ensuite signé le document. Plus de 10 ans auparavant, de 1854 à 1856, le père de Cristina avait été Sindaco. Pendant sa première année de maire, son fils Antonio était né. Sur l’Atto di Nascita, l’acte de naissance, Pasquale figure en tant que un proprietario, un propriétaire terrien. Mais à l’époque de la naissance de Cristina, sa situation s’était dégradée. Il était à présent un contadino, un fermier qui louait une terre, un paysan. L’unification de l’Italie, commencée en 1861, avait entrainé une période de difficultés économiques dans l’Italie du sud. Cela a probablement été la cause des revers de Pasquale. De nombreux Italiens du sud ont perdu leur terre à cette époque.

D’autres ennuis ont suivi. L’enfant Antonio n’a pas survécu. Pasquale et son épouse Felicita Di Iorio (les femmes italiennes ne prenaient pas le nom de leur mari) ont perdu leurs trois premiers enfants. La mortalité infantile était élevée dans cette partie de l’Italie pendant la seconde moitié du 19° siècle. Il était courant que les femmes de cette époque soient enceintes chaque année ou presque pendant 20 ans. Perdre trois enfants n’était pas rare. L’infortuné bébé était souvent inhumé dans sa robe de baptême. Le minuscule cercueil était transporté sur une planche ou un plateau de table en procession jusqu’au cimetière, un porteur à chaque coin. Quelquefois, seule la mère portait le cercueil, en équilibre sur sa tête.

Le campanile de San Nicola.
Photo de l’auteur.
C’est peut-être à cause de la fréquence des décès qu’on avait coutume de baptiser rapidement les nouveau-nés. Cristina fut baptisée le lendemain de sa naissance, dans l’église San Nicola. Construite en 1318, San Nicola était La Madre Chiesa pour les Pizzonesi, depuis plus de cinq siècles. Les pages du registre des baptêmes pour l’année 1865 portaient encore le sceau de Terra di Lavoro, l’ancien nom donné à la province avant l’unification, alors que Pizzone faisait partie du Regno delle Due Sicilie, le Royaume des Deux Siciles. Terra di Lavoro, Terre de Labour, dit avec justesse ce qu’était cette rude contrée où Cristina allait grandir. Mais pour le moment, devant Santucci, l’archevêque de San Nicola, elle était encore bien loin de tout cela, portée dans les bras de son père, sa mère à ses côtés, ainsi que ses padrini, marraine et parrain, Angelamaria, la jeune sœur de sa mère, et son mari Giovanni Di Vito.


Retour chez soi

Le 14 juin 1902, à 9 heures du matin, après une traversée de l’Atlantique de six jours et demi, mon grand père Emiddio Tobia Di Julio arriva dans le port de New York. Il avait dix huit ans, et était en route pour Chicago, avec en poche dix dollars, un peu de monnaie et un billet de train. Son bateau venait de Southampton, mais Emiddio avait probablement embarqué à Cherbourg, puisqu’il vivait en France et que Cherbourg était le port d’embarquement habituel pour les navires en partance vers l’ouest. « Je rentre chez moi » avait-il dit en anglais à l’officier qui l’interrogeait, et cela fut dûment consigné sur le manifeste du navire. Lorsqu’il fut arrivé à New York, un fonctionnaire d’Ellis Island ajouta la mention « 99 E. Indiana St. », qui était la destination d’Emiddio à Chicago, une adresse dans un quartier de la ville qu’on surnommait « la petite Sicile », ou parfois « le petit Enfer ».

Le SS Philadelphia avant la guerre de quatorze.
Domaine public.
Le navire qui avait transporté Emiddio jusqu’à New York était plus jeune que lui. Lancé en 1888 sous le nom de SS City of Paris, quatre ans après la naissance d’Emiddio en 1884, il fut utilisé comme paquebot, d’abord pour Inman Line, puis pour American Lines, avant d’être armé et mis en service en 1898 en tant que navire de guerre de la Marine américaine, le USS Yale, pour servir dans les eaux cubaines durant la guerre Hispano-Américaine. L’année suivante, le navire fut désarmé et rendu au service commercial sous le nom de SS Philadelphia. C’est sous ce nom que, durant la semaine du 22 février 1902, le bateau joua un rôle historique, en démontrant aux sceptiques que le télégraphe sans fil du jeune inventeur Guglielmo Marconi était effectivement capable de transmettre et de recevoir des messages à travers l’Atlantique.

Le SS Philadelphia avec les mâts
de transmission radio de Marconi.
Domaine public.
Vérifiés par le Capitaine A.R. Mills, et le Second C. Marsden, plusieurs messages ont été reçus et transmis entre le bateau et la station de Marconi à Poldhu, Cornouailles, Angleterre, dont celui du matin du 25 février, qui fut contresigné par l’Officier Marsden: « Reçu sur le SS Philadelphia lat 45.15 N. Long 38.05 W de Poldhu (Cornouailles), d’une distance de 1,551.5 (mille cinq cent vingt et un et demi) miles. C. Marsden, le commandant en Second. »

La confirmation par l’Officier Marsden que la transmission du 25 février 1902 a été reçue.
Domaine public.
Le New York Times couvrit l’arrivée de Marconi à New York. Désignant le jeune Marconi, natif de Bologne, par le nom de « William », ils rapportèrent sa réussite le 2 mars dans un gros titre « LE TRIOMPHE DE MARCONI AU MILIEU DE L’OCEAN », « à 2000 miles de la Cornouailles, il capte un signal », « messages complets, clairs, attestés par les Officiers supérieurs du Philadelphia, à plus de 1500 miles de la station de Poldhu. »

Quatre mois après que Marconi eut frappé d’étonnement l’équipage du Philadelphia et le monde entier, l’officier Marsden interrogeait Emiddio. Marsden lui posa consciencieusement les questions du formulaire: il lui demanda s’il avait été en prison, ou dans un hospice, ou à la charge de l’assistance publique; s’il était polygame. Il évalua sa santé physique et mentale. Puis, satisfait, Marsden signa l’attestation au bas de la page « G » du registre des passagers: « Moi, C. Marsden, Officier Supérieur du Philadelphia, en provenance de Southampton, je déclare solennellement sous serment, et en toute sincérité et bonne foi, que j’ai examiné personnellement chacun des passagers, au nombre de 30, inscrits sur la liste ci-dessus, et que j’ai sollicité le médecin de bord du dit vaisseau, ou celui employé par ses propriétaires, pour faire un examen physique de chacun des dits passagers, et que, d’après ma propre inspection et le rapport du dit médecin, je pense qu’aucun des dits passagers n’est un fou ou un arriéré mental, ni un indigent, ni susceptible de devenir une charge pour l’Etat, ni ne souffre d’une maladie horrible ou dangereusement contagieuse, ni une personne ayant été reconnue coupable d’un forfait ou autre crime infamant, ou d’une infraction impliquant une turpitude morale, ni n’est polygame, ni sous accord ou contrat, explicite ou implicite, en vue d’exercer un travail aux Etats-Unis, à l’exception de ceux que la loi permet expressément. En conséquence, je déclare en toute bonne foi, que les informations portées sur la dite liste, au sujet de chaque passager qui y figure, sont exactes et véridiques ».

Détail du manifeste du navire de l’affidavit signé par l’agent Marsden.

Domaine public.
La Fontaine Bartholdi à Lyon.
Photo de l’auteur.
C’était la seconde fois qu’ Emiddio traversait l’Atlantique. La Statue de la Liberté l’accueillait à nouveau en América. La dernière fois qu’Emiddio l’avait vue, la peau de la colossale statue de Bartholdi était d’une couleur cuivrée mate, mais à présent, elle commençait à se couvrir d’une patine verte qui, dans quelques années, l’envahirait complètement. Ayant vécu en France, Emiddio connaissait peut-être son nom français: La Liberté éclairant le monde; il avait visité Lyon, qui se trouve pas très loin de son village et où il avait de la famille, et il y avait sans doute vu une autre des sculptures de Bartholdi, la magnifique fontaine sur la Place des Terreaux: Marianne, figure allégorique de la France conduisant un char tiré par quatre chevaux fougueux, les quatre grands fleuves de France, la Seine, la Loire, le Rhône, et la Garonne.

En entrant dans le port de New York, peut-être Emiddio a-t-il pensé à la France, qu’il venait juste de quitter, et à la Provence, où il vivait. Des années plus tard, il publierait à Avignon un recueil de poèmes célébrant la Provence. « La Sérénade de notre village près d’Avignon » commence ainsi: 
O brillant ciel étoilé de notre village !
Animé par le beau clair de la lune.
La sérénade d’amour est de notre propre langage,
Le chant est pour la rouge, la blonde ou brune.
Emiddio avait 68 ans quand ce poème fut publié, mais c’était le poème d’un jeune homme. Ou d’un vieil homme revivant l’ émotion de sa jeunesse. C’est ce jeune homme qui est passé par Ellis Island et a pris un train pour Chicago. Durant son long trajet à travers le cœur de l’Amérique, il a certainement pensé à sa famille qu’il avait laissée derrière lui, aux filles rousses, blondes ou brunes, mais il a aussi contemplé cette Amérique nouvelle, qu’il devait désormais affronter seul.