13 janvier 2014

Une noce

La presentosa en argent
des Abruzzes.
Photo de l’auteur.
Il n’y a plus personne pour se souvenir des détails du mariage de mes arrière grands-parents. Emiddio l’a sûrement entendu raconter au cours des années. Cristina, sans doute, a parlé de l’événement avec ses filles. Peut-être leur a-t-elle montré la presentosa: elle l’a sortie du tiroir où elle conservait ce genre de souvenirs, a défait le papier ou le mouchoir qui l’enveloppait, et a présenté à ses filles, sur la paume de sa main, le plus traditionnel des cadeaux de noces, offert par la famille du marié: l’étoile d’or ou d’argent, à nombreuses branches en pointe, portant en son centre les coeurs des amoureux.

Une femme de Molise dans
costume de mariage traditionnel.
De Paysan Art en Italie (1913)
par Charles Holme.
Domaine public.
Elle a dû leur raconter comment ses « dames d’honneur » l’ont habillée – toutes étaient des dames, car la présence de femmes non mariées ou de jeunes filles n’était pas autorisée. Elle a dû leur dire comment elles lui ont d’abord passé la chemise de lin blanc, ornée de dentelles du nord de l’Aquila, puis le corsage noir, le comodino, porté comme un gilet, tissé dans le village de Pescocostanza ou à Scanno, brodé de fils d’or et bordé d’un ruban bleu ciel. Puis les longues manches, elles aussi brodées d’or, ont été attachées au comodino. Les matrones ont ensuite drapé autour d’elle la jupe plissée en laine, la casacca, qui touchait presque le sol, elle aussi brodée d’or et bordée de ruban. Sur la jupe, on a ajouté la mantera, comme un tablier, formant à la taille un rabat pour mettre en valeur les broderies finement ouvragées. Autour de son cou, des chaînes d’or, un rosaire, et enfin la presentosa. Après l’avoir parée de pendentifs en or, on a posé sur sa tête la coiffe de tissu rouge, la tovaglia, brodée et bordée de dentelle, pliée et épinglée de façon à retomber sur ses épaules. Ses dames d’honneur, vêtues de la même façon pour tromper les mauvais esprits, se sont reculées pour la regarder. Jamais plus au cours de sa vie Cristina ne bénéficierait de tant d’attention et d’admiration.

Fleurs sauvages dans la Valle Fiorita.
Photo de l’auteur.
C’était en mai 1883 dans les Apennins: l’air était vif et clair, les feuilles renaissaient sur les arbres et les vallées se couvraient de fleurs champêtres, surtout dans la haute vallée Fiorita, dans les montagnes qui dominent Pizzone, où restaient encore des plaques de neige, trouées de touffes d’herbe nouvelle et ça et là, de quelques crocus violets. La fonte des neiges alimentait des torrents glacés qui traversaient le fond de la vallée, et formaient dans les creux des mares, elles-mêmes blanches de fleurs. Cristina était la deuxième des filles de Pasquale et Felicita à se marier. Sa sœur ainée Francesca s’était mariée deux ans auparavant et avait maintenant un fils.

Une rue dans Pizzone.
Photo de l’auteur.
C’était un dimanche, domenica, le jour le plus faste. Deux semaines avant, après la messe, on avait publié les bans sur la minuscule place devant la porte de San Nicola, comme le veut la coutume. Le jour des noces, au milieu de l’après-midi, la famille de Cristina, grands-parents, parrain et marraine, oncles, tantes et cousins, s’est rassemblée dans la maison de ses parents. Ils se sont attroupés dans la ruelle étroite et ont attendu que le marié et sa famille arrivent de San Vincenzo. Carmine, avec ses parents, Michele et Angelamaria, et d’autres membres de la famille, ont rejoint la foule grandissante pour commencer la procession jusqu’à l’église.

Une rue dans Pizzone.
Photo de l’auteur.
La noce est passée dans les rues de Pizzone: quelques-unes étaient à peine des ruelles où la neige s’entassait pendant les mois d’hiver, mais la plupart longeaient les maisons des voisins, dont certains se tenaient sur le seuil de leur porte ou regardaient de leur balcon. Peut-être a-t-on fait pleuvoir sur le couple des grains de blé, de sel, ou même des miettes de pain, symboles de fertilité, d’abondance et de chance. En travaillant dans les champs ou les vergers, en gardant les quelques moutons que sa famille possédait, Cristina portait des sandales, haut lacées sur ses mollets pour maintenir les bandes de coton blanc qui protégeaient ses chevilles et le bas de ses jambes des épis, des branches et du froid. Mais ce jour-là, elle portait certainement des souliers qui, pendant la procession, ont dû lui sembler malcommodes, et parfois glissants sur les pavés des ruelles escarpées.

Le campanile de San Nicola.
Photo de l’auteur.
Après avoir tourné un dernier coin de rue, ils ont vu le campanile de San Nicola, et la porte d’entrée de l’église, grande ouverte. Peut-être qu’un nœud et un ruban bleus décoraient le linteau et que l’église était ornée de fleurs cueillies dans la vallée. Carmine et Cristina se sont mis à genoux, à l’endroit même où tant d’autres couples avant d’eux l’avaient fait, depuis plus de 500 ans, et ils ont prononcé leur serment.

Ils sont retournés dans la maison où Cristina était née et avait vécu ces dernières 18 années. La famille et les amis proches sont entrés pour dîner, tandis que les autres se rassemblaient à l’extérieur. On avait rôti un agneau sur la braise. Il devait y avoir aussi des viandes séchées, des plats de légumes et de pâtes, ainsi que des pâtisseries et des gâteaux. On a passé à ceux qui étaient dehors nourriture et boissons − du vin rouge pétillant et des liqueurs sucrées, parfumées d’herbes, basilic ou fenouil. Cristina a dû distribuer à tous les participants les amandes enrobées de sucre appelées bomboniere pour qu’ils les emportent chez eux. Un musicien jouant de la cornemuse locale, la zampogna, fabriquée dans le village voisin de Scapoli, couvrait la musique de l’organeto − semblable à un concertina − peut-être celle d’un tambourin, appelé tamburello, et de la chitarra battente, la « guitare battante » utilisée pour marquer le rythme. Les échos de la spallata molisana, et de la tarantella, deux danses descendant du saltarello romain, ont dû résonner à travers les montagnes environnantes tandis que la nuit tombait. La spallata, qui signifie littéralement « pousser avec l’épaule » était parmi les danses les plus populaires, et on la dansait traditionnellement lors des mariages, ici dans le Molise, dans le nord des Abruzzes et dans toutes les régions ayant autrefois appartenu au peuple samnite. La fête avait duré jusqu’à ce que le ciel pâlisse au-dessus des montagnes, à l’approche de l’aube. Peu à peu les invités étaient retournés chez eux en flânant, bras dessus, bras dessous, pour dormir.

Quelques jours après, le couple a rejoint les parents de Carmine, Via Centrale, à San Vincenzo. Presque tout de suite, Cristina s’est trouvée enceinte d’Emiddio. L’année suivante a été difficile. Un séisme catastrophique, centré sur le Golfe de Naples, a causé de graves dommages dans l’Italie du sud. Puis, en 1884, dans les mois qui ont suivi la naissance d’Emiddio, une épidémie de choléra a fait des milliers de morts. Carmine et Cristina possédaient à présent une petite terre. Deux autres enfants étaient nés: un fils, Vincenzo, en 1886, et une fille, Maria Assunta, en 1887. Jusque là, Dame Fortune s’était montrée clémente. Au moins, ils avaient survécu. Mais bientôt, ils allaient tenter leur chance, convaincus qu’un avenir meilleur les attendait. L’attrait de l’America devenait irrésistible pour beaucoup de Molisani, et pour les Italiens en général. Bientôt, Cristina et Carmine, après bien d’autres, quitteraient leur village pour gagner d’abord la France, puis le grand port d’ Anvers. Un bateau de la Red Star Line, le SS Rhynland, les y attendait.

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Voici les vidéos des danses et de la musique visées ci-dessus.




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