12 janvier 2014

Retour chez soi

Le 14 juin 1902, à 9 heures du matin, après une traversée de l’Atlantique de six jours et demi, mon grand père Emiddio Tobia Di Julio arriva dans le port de New York. Il avait dix huit ans, et était en route pour Chicago, avec en poche dix dollars, un peu de monnaie et un billet de train. Son bateau venait de Southampton, mais Emiddio avait probablement embarqué à Cherbourg, puisqu’il vivait en France et que Cherbourg était le port d’embarquement habituel pour les navires en partance vers l’ouest. « Je rentre chez moi » avait-il dit en anglais à l’officier qui l’interrogeait, et cela fut dûment consigné sur le manifeste du navire. Lorsqu’il fut arrivé à New York, un fonctionnaire d’Ellis Island ajouta la mention « 99 E. Indiana St. », qui était la destination d’Emiddio à Chicago, une adresse dans un quartier de la ville qu’on surnommait « la petite Sicile », ou parfois « le petit Enfer ».

Le SS Philadelphia avant la guerre de quatorze.
Domaine public.
Le navire qui avait transporté Emiddio jusqu’à New York était plus jeune que lui. Lancé en 1888 sous le nom de SS City of Paris, quatre ans après la naissance d’Emiddio en 1884, il fut utilisé comme paquebot, d’abord pour Inman Line, puis pour American Lines, avant d’être armé et mis en service en 1898 en tant que navire de guerre de la Marine américaine, le USS Yale, pour servir dans les eaux cubaines durant la guerre Hispano-Américaine. L’année suivante, le navire fut désarmé et rendu au service commercial sous le nom de SS Philadelphia. C’est sous ce nom que, durant la semaine du 22 février 1902, le bateau joua un rôle historique, en démontrant aux sceptiques que le télégraphe sans fil du jeune inventeur Guglielmo Marconi était effectivement capable de transmettre et de recevoir des messages à travers l’Atlantique.

Le SS Philadelphia avec les mâts
de transmission radio de Marconi.
Domaine public.
Vérifiés par le Capitaine A.R. Mills, et le Second C. Marsden, plusieurs messages ont été reçus et transmis entre le bateau et la station de Marconi à Poldhu, Cornouailles, Angleterre, dont celui du matin du 25 février, qui fut contresigné par l’Officier Marsden: « Reçu sur le SS Philadelphia lat 45.15 N. Long 38.05 W de Poldhu (Cornouailles), d’une distance de 1,551.5 (mille cinq cent vingt et un et demi) miles. C. Marsden, le commandant en Second. »

La confirmation par l’Officier Marsden que la transmission du 25 février 1902 a été reçue.
Domaine public.
Le New York Times couvrit l’arrivée de Marconi à New York. Désignant le jeune Marconi, natif de Bologne, par le nom de « William », ils rapportèrent sa réussite le 2 mars dans un gros titre « LE TRIOMPHE DE MARCONI AU MILIEU DE L’OCEAN », « à 2000 miles de la Cornouailles, il capte un signal », « messages complets, clairs, attestés par les Officiers supérieurs du Philadelphia, à plus de 1500 miles de la station de Poldhu. »

Quatre mois après que Marconi eut frappé d’étonnement l’équipage du Philadelphia et le monde entier, l’officier Marsden interrogeait Emiddio. Marsden lui posa consciencieusement les questions du formulaire: il lui demanda s’il avait été en prison, ou dans un hospice, ou à la charge de l’assistance publique; s’il était polygame. Il évalua sa santé physique et mentale. Puis, satisfait, Marsden signa l’attestation au bas de la page « G » du registre des passagers: « Moi, C. Marsden, Officier Supérieur du Philadelphia, en provenance de Southampton, je déclare solennellement sous serment, et en toute sincérité et bonne foi, que j’ai examiné personnellement chacun des passagers, au nombre de 30, inscrits sur la liste ci-dessus, et que j’ai sollicité le médecin de bord du dit vaisseau, ou celui employé par ses propriétaires, pour faire un examen physique de chacun des dits passagers, et que, d’après ma propre inspection et le rapport du dit médecin, je pense qu’aucun des dits passagers n’est un fou ou un arriéré mental, ni un indigent, ni susceptible de devenir une charge pour l’Etat, ni ne souffre d’une maladie horrible ou dangereusement contagieuse, ni une personne ayant été reconnue coupable d’un forfait ou autre crime infamant, ou d’une infraction impliquant une turpitude morale, ni n’est polygame, ni sous accord ou contrat, explicite ou implicite, en vue d’exercer un travail aux Etats-Unis, à l’exception de ceux que la loi permet expressément. En conséquence, je déclare en toute bonne foi, que les informations portées sur la dite liste, au sujet de chaque passager qui y figure, sont exactes et véridiques ».

Détail du manifeste du navire de l’affidavit signé par l’agent Marsden.

Domaine public.
La Fontaine Bartholdi à Lyon.
Photo de l’auteur.
C’était la seconde fois qu’ Emiddio traversait l’Atlantique. La Statue de la Liberté l’accueillait à nouveau en América. La dernière fois qu’Emiddio l’avait vue, la peau de la colossale statue de Bartholdi était d’une couleur cuivrée mate, mais à présent, elle commençait à se couvrir d’une patine verte qui, dans quelques années, l’envahirait complètement. Ayant vécu en France, Emiddio connaissait peut-être son nom français: La Liberté éclairant le monde; il avait visité Lyon, qui se trouve pas très loin de son village et où il avait de la famille, et il y avait sans doute vu une autre des sculptures de Bartholdi, la magnifique fontaine sur la Place des Terreaux: Marianne, figure allégorique de la France conduisant un char tiré par quatre chevaux fougueux, les quatre grands fleuves de France, la Seine, la Loire, le Rhône, et la Garonne.

En entrant dans le port de New York, peut-être Emiddio a-t-il pensé à la France, qu’il venait juste de quitter, et à la Provence, où il vivait. Des années plus tard, il publierait à Avignon un recueil de poèmes célébrant la Provence. « La Sérénade de notre village près d’Avignon » commence ainsi: 
O brillant ciel étoilé de notre village !
Animé par le beau clair de la lune.
La sérénade d’amour est de notre propre langage,
Le chant est pour la rouge, la blonde ou brune.
Emiddio avait 68 ans quand ce poème fut publié, mais c’était le poème d’un jeune homme. Ou d’un vieil homme revivant l’ émotion de sa jeunesse. C’est ce jeune homme qui est passé par Ellis Island et a pris un train pour Chicago. Durant son long trajet à travers le cœur de l’Amérique, il a certainement pensé à sa famille qu’il avait laissée derrière lui, aux filles rousses, blondes ou brunes, mais il a aussi contemplé cette Amérique nouvelle, qu’il devait désormais affronter seul.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire